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09/07/2010

Parashiot Matot-Massei

La signification des périples

Les quarante-deux voyages relatés dans la parachat Massei semblent être une simple description historique, sans plus, qui reviennent sur des éléments déjà révélés par la Torah précédemment. De prime abord, on aperçoit difficilement la valeur du récit, ici.

Pourtant, nos Sages, n’agréent guère avec ce point de vue ; en effet, les commentateurs ne manquent pas d’expliquer l’intérêt capital de ce passage: ça n’est pas une répétition.

Rachi[1], premièrement, ramène les propos de Rav Moshe HaDarshan[2] qui explique que les voyages du peuple d’Israël sont ramenés ici pour nous montrer la générosité de D. envers Son peuple dans le désert.

Ainsi, bien que « promené » durant quarante longues années sur un territoire aride, seuls quarante-deux voyages ont été effectués pendant ce même laps de temps : la première année, quatorze périples, de “Ra’amses“ à “Retama“, d‘où ont été envoyé les « explorateurs » (meraglim) et la dernière année huit périples, d’“Hor Hahar“, lieu de la mort d’Aharon, jusqu’aux “plaines de Moav“, où se trouve le peuple dans notre paracha, ce qui fait qu’entre la première et la dernière année, il y eut vingt périples[3] étalés sur une durée de trente-huit ans. Conclusion, cela ressemblait plus à une tranquille odyssée qu’à de rudes périples, c’est cela la bonté d’Hachem.

Dans un même sens va également Nah’manide[4], il ramène le Rambam[5] dans « le Guide des Egarés »[6] exposant le fait que la description des “périples“ vient justifier et renforcer la foi dans les miracles qui ont été fait au peuple dans le désert. En effet, du nom des lieux dans lesquels le peuple a stationné, on apprend que ce désert n’est pas semblable à d’autres déserts qui sont proches d’habitations humaines, où les terres sont exploitables à l’agriculture, où on trouve de temps en temps des points d’eau, etc., non, ce désert-là est un lieu dangereux, aux conditions difficiles, comme il est dit « en te conduisant dans ce grand et redoutable désert [plein de] serpents venimeux et de scorpions » (Dvarim 8) et également « pas un endroit propice à la figue, au raisin et à la grenade » (Bamidbar 20). Ainsi, le récit des périples vient renforcer notre emouna, notre foi dans la grandeur de D’ Qui a dirigé le Peuple d’Israël dans le désert et leur a assuré nourriture et vêtement pendant tout ce temps là.

Rabbi Isaac Abrabanel[7] ajoute un aspect intéressant, il souligne que l’histoire présente du Peuple dans le désert vient nous apprendre comment sera la délivrance future. En effet, nos prophètes ont annoncé que la délivrance prochaine ressemblera, aura des similarités, avec la sortie d’Egypte, la délivrance du joug égyptien, comme le dit le verset : « je vous sortirai vers le désert des peuples » (Ez. 20).

Le Sforno[8], quant à lui, souligne l’aspect opposé, ce n’est pas la grandeur d’Hachem qui est à voir, mais plutôt le degré d’Israël qui, selon l’ordre divin, ont tourné quarante ans dans le désert, sans prendre de raccourcis, comme le dit le prophète Jérémie (au Nom de D’) : « Je Me rappelle la bonté de ta jeunesse […] tu as marché après Moi dans le désert, dans une terre infertile…»[9]. Malgré les fautes et les « retardements » ainsi que les chutes du peuple dans le désert, D’ voudrait par le récit de ces voyages montrer le grand mérite d’Israël. Mais quel est-il exactement, de quoi s’agit-il? Par quel mérite, qui serait justement cité ici, le Peuple aurait ainsi droit à rentrer en Israël [puisque c’est ce qui suit dans la Torah…] ?

Le Rav Shimshon Raphael Hirsch explique[10] que le Peuple a le mérite de la foi, de la emouna. En effet, ils savaient quand et où voyager seulement selon le signal de la nuée, cela pouvait surprendre, arriver n’importe quand et en quelques minutes il fallait être prêt à partir ! C’est selon elle qu’étaient fixées les pauses, les arrêts, parfois longs, parfois courts, sans certitude aucune quant au futur.
Cette foi imparable en la direction Divine, même lorsqu’incompréhensible autant qu’incertaine est un enseignement pour les générations futures, dit-il, et c’est par ce mérite qu’ils peuvent rentrer en Terre Sainte.

Nous apprenons donc que l’entrée en Terre Sainte s’accomplit par une grande foi, tant du bas vers le haut, d’Israël à D’, que du haut vers le bas du Saint-béni-soit-Il à Son Peuple. Ce lien d’unité et cette concentration dans la bonté (que D’ voit dans le Peuple, comme dans la prophétie de Jérémie, ou qu’Israël voit en Son Créateur, selon Rashi, Ramban et Rambam) constituent la clé d’entrée en Israël.


La Mitzva : entrer ou chasser ?

Cependant, apparemment, cela ne suffit pas. La foi c’est bien, mais il faut également agir. D’ nous ordonne donc de « chasser tous les habitants de la Terre [Sainte] … et vous les chasserez de la Terre et vous l’occuperez, en effet, c’est à vous j’ai donné la Terre comme héritage » [11].
Rashi [12] commente : « d’abord vous expatrierez de la Terre tous ses occupants, puis vous l’occuperez pour pouvoir y résider, sinon vous ne pourrez point y résider », c’est-à-dire qu’il y a là à la fois une bénédiction et une promesse. Accomplissez d’abord le devoir de “chasser” les précédents occupants, puis, comme par causalité, vous pourrez y résider. Le devoir, selon Rashi, étant l’expatriation [13].

Le Ramban [14], quant à lui, explique le verset en deux parties succinctes, la première parlant effectivement du devoir d’expatriation des occupants, alors que la seconde consiste en l’occupation de la Terre, c’est-à-dire d’y habiter. Selon le Ramban, il y a donc un commandement positif de la Torah d’habiter en Israël [15].

Le Or Hah’ayim[16] explique que selon Rashi l’obligation n’est pas tant de chasser, mais plus de conquérir, alors que l’occupation en elle-même, la vie courante qui s’ensuit, n’est que promesse, alors que selon le Ramban, il faut l’occuper, y vivre.

Il semble pourtant évident que l’un et l’autre, Rashi et le Ramban, sont d’accord qu’il y a un devoir d’expatrier l’occupant précédent. Sauf que le Ramban ajoute que l’occupation seule (même sans expatriation préalable) constitue également un devoir en soi.

Amenons quelques preuves à cela. Nos Sages ont affirmé de quiconque achetant un terrain ou une maison en Israël « on écrit son acquisition, même à shabat », c’est-à-dire qu’on peut dire au non-juif de rédiger le contrat de vente, et le Talmud[17] précise : « à cause de l’habitation d’Eretz Israel (ychouv eretz israel) ». Rashi [18] commente : « chasser l’idolâtre et pour qu’Israël (c.à.d. un juif, membre du peuple) y réside ».
Quelle différence entre le sens propre du Talmud et ce commentaire ?
Rashi a ajouté ici un élément qui n’était pas présent, du moins visiblement, dans le texte talmudique - « chasser l’idolâtre ». Il y a en cela un grand intérêt.
En effet, le Rivash [19] écrit, selon le Talmud [20] que « l’achat d’un terrain à un non-juif en Israël est une mitzva plus grande que la aliyah.

Car la alyiah [21] (la montée en Israël) est un commandement lié à chacun [personnellement], dans son temps […] alors que l’occupation, la résidence, en Terre d’Israël, elle, est un commandement qui est éternel, et elle constitue un devoir et une utilité au Peuple entier, que la Terre Sainte ne tombe pas dans des mains impures, etc. ». Nous voyons donc, de ces propos, que l’expatriation de l’idolâtre constitue en soi un grand devoir, c’est également l’opinion du Ramban, à priori, qu’il y a deux stades : l’expatriation, puis, en plus, la résidence vient s’y ajouter, comme commandement supplémentaire, mais lié [22]. Nous concluons donc que le principal commandement, ici, est bel et bien l’expatriation de l’idolâtre.

Il nous faut cependant comprendre en quoi chasser vaut-il mieux qu’habiter ?
En effet, cet acte n’est pas esseulé, mais il engage le Peuple entier, tel que le souligne le Rivash, cité précédemment…

Dans la suite de la parasha, il est écrit : « Et si vous n’expatriez pas les habitants de la Terre, ils seront pour vous tels des piques à vos yeux et des dards à vos côtés» (Bamidbar 33:55).

Le Ramban explique : les populaces que vous ne chasserez pas seront pour vous des épreuves et des piques, ils vous induiront en erreurs dans leur débauche, ainsi que « le shoh’ad – la corruption aveugle les yeux des intelligents » (cf. Dvarim 15 :19).

Le Or Hah'ayim (ibid.) va dans un même sens en affirmant qu'en les laissant, ils prendront également les terres qu'on habite!

C'est donc qu'il faut s'éloigner de leur mode de vie et de pensée, de leurs habitudes, surtout en Terre Sainte où celle-ci doit le rester (cf. également HaKtav VeHakabala sur Chemot, fin du chap. 23). C'est également pour cela, que nos Sages ont institué un nombre de décrets, nous évitant un rapprochement trop grand comme trop de cadeaux gratuits, le décret du vin, etc. (cf. Shulh'an Arouh', Yore Dea, 151, 14 ; Tour Y.D. 154 et autres).

Le Maharal de Prague (Netzah' Israel, chap. 33) explique que si Moshé était entré en Israël, le Peuple n'en serait plus jamais sorti. Il apprend cela du fait que Moshé était très zélé, à la différence de Yehoushoua, dans les batailles et cherchait à les terminer le plus vite possible (Bamidbar Rabba 22,6), il aurait donc détruit toute l'idolâtrie et ses adeptes, et le Peuple n'aurait pas été autant influencé et n'aurait pas fauté par la suite.

Puisque cette mitzva n'est plus d'actualité, il nous faut toutefois apprendre un message de tout cela et il nous incombe de suivre les propos du Rambam dans hilh'ot d'eot (5, 1) soulignant que l'homme est influencé par son entourage, par conséquent il doit chercher à se lier à de bonnes personnes, pour pouvoir ajouter de la lumière.

De la foi et un bon entourage, pour nous permettre d'avancer en cette période difficile de l'année, voilà peut-être un message important de la parasha!


Shabat shalom,
Shmuel E.


Dédié à la guérison de Menah'em ben Huguette ainsi qu'à tous les malades de notre Peuple, d'autant qu'à la mémoire bénie du Rav Yehouda Amital, du Grand-Rabbin d'Israël, le Rav Mordekhai Tzemach ben Mazal, à H'aya Routh bat Miriam veH'ayim, à Yirmiahou H'ayim ben Miriam, et à tous ceux qui sont tombés pour la gloire d'Israël, tous nos soldats. Soit leur mémoire bénie !


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[1] Commentaire sur Bamidbar 33:1.

[2] Le Rav Moshe HaDarshan était un des premiers Rishonim, il a vécu en Allemagne (entre 1250 et 1300 à peu près).

[3] Le calcul est simple : 42 – 14 – 8 = 20.

[4] Ramban sur la Torah (33 :1)

[5] Maïmonide [Rabbi Moshe Ben Maïmon, 4898(1138)-4965(1205)]

[6] Moreh Nevouh’im (part. 3, ch. 50)

[7] Dans son commentaire sur la Torah, Ibid.

[8] Commentaire sur la Torah, ibid..

[9] « Zah’arti lah’ h’essed ne’urayih’, ahavat kelulotayih’, leh’teh’ ah’aray bamidbar be’eretz lo zaroua’a », Jérémie 2:2.

[10] Dans son commentaire sur Behaaloteh’a, à propos de la nuée.

[11] Bamidbar 33 :52 - 53

[12] ibid.

[13] cf. Sefer Moda laBina du Rav Wolf Hindenheim et plus particulièrement son commentaire Havanat HaNikra sur Rashi, Bamidbar 33:53, p. 12 ; Beer Mayim H’ayim sur la Torah de Rav H’ayim ben Betzalel (frère du Maharal de Prague), ibid. ; Beer Itzh’ak du Rav Itzh’ak Horowitz, ibid. et sur Dvarim 28:42 ; ainsi que l’article du Rav Itamar Warhaftig, Th’oumin 14 (5754-1994), Shitat Rashi BeMitzvat Yishouv Eretz Israël, p. 38-45. Si on tranche la loi selon l’opinion du commentaire de Rashi, cf. Nah’alat Yaakov du Rav Yaakov Zisberg, pp. 31-36, voir également son livre pp. 11-68 pour une explication plus générale et profonde de ces versets et la dispute entre Rashi et Ramban.

[14] Ainsi écrit-il dans les hashmatot du Sefer HaMitzvot, commandement positif 4, ainsi que dans Sefer HaZeh’out sur Ketouvot, chap. 5, p. 54 dans les pages du Rif. S’accordent avec lui : le Tashbetz (resp. III, 288), le Rashbash (resp. simanim 1-2), Sefer H’aredim (1, 15), Peat HaShoulh’an (du Rav Israël de Shiklov, disciple du Gaon de Vilna – lois d’Eretz Israël 1, 3).

[15] Il va dans le sens du verset dans Dvarim 12:29 « vous l’hériterez et l’assoierez » que le Sifrei commente (ibid., piska 80) en disant que cela vaut à toutes les mitzvot (commandements) de la Torah et par lequel le Yeroushalmi (Souka, chap.. 2, hal. 10, 11a) apprend le principe « s’asseoir, comme habiter » (teshevou ke’eyin tadourou).

[16] du Rav H’ayim ben Attar, ibid.

[17] Bavli, Guittin 8b.

[18] sur le talmud, ibid., s.v. Mishoum Yishouv.

[19] Rabbi Itzh’ak Bar Sheshet, disciple du Ran, 1326-1408, en Espagne, dans ses resp., siman 101.

[20] Ibid.

[21] cf. Nah’alat Yaakov, cité précédemment, 2ème partie, chap. sur la alyiah – est-elle un moyen d’accomplir la mitzva (heh’sher mitzva) ou une mitzva en soi ?

[22] Hasagot du Ramban sur Sefer HaMitzvot du Rambam, commandement positif 4.

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