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07/09/2009

Le livre de la vie ou "gmoul"

Crimes et châtiments

par Chlomo AVINER


Rabbi Yohanan nous fait savoir au travers d'un Midrach, commentaire allusif des Sages, que trois livres sont ouverts devant le Créateur lors de la fête de Roch Hachana : le premier est le Livre des Méchants, le second celui des Justes, et le troisième celui des "Bénoniim", des "êtres du milieu", ni trop justes, ni trop impies aux yeux de l'Eternel.


D'après ce même Midrach, les Justes sont immédiatement inscrits et scellés dans le Livre de la Vie, les méchants sont immédiatement inscrits pour la mort; quant aux hommes situés "entre-deux", ils demeurent en attente, et devront patienter jusqu'à Yom Kippour avant qu'une sentence ne soit prononcée à leur égard. S'ils se sont repentis et ont été assez méritants pendant cette période de transition, l'Eternel les inscrira dans le Livre de la Vie. Sinon, leur destin sera irrémédiablement fixé, et ils se verront condamnés à mort (voir Traité talmudique Roch Hachana, p. 16/b).


En lisant attentivement ce texte, une question surgit à notre esprit; ne connaissons-nous pas de nombreux êtres abjects qui, après Roch Hachana et même après Yom Kippour, continuent à mener une vie de débauche et d'immoralité sans apparemment se voir menacés d'une quelconque peine capitale ?

Et ce, alors que parfois nous constatons à l'inverse, avec tristesse, que des personnes justes et sages qui ont soudainement disparu, auraient apparemment mérité de l'Eternel d'être inscrites dans le Livre de la Vie!

Comment donc concilier la réalité avec le commentaire très "théologique" de rabbi Yohanan?


Les Tossaphistes, commentateurs du Talmud continuateurs de Rachi tentent d'apporter une première réponse en invoquant le verset : "L'Eternel paie ceux qui le haïssent, à leur face, en les faisant périr" (Deutéronome VII, 10). Il s'agit là de personnes pécheresses qui contestent publiquement la Divinité. Pourtant, dans trois cas précis, l'Eternel pourra se montrer magnanime avec eux: il leur donnera la possibilité de faire pénitence de leurs fautes avant de mourir, il pourra leur accorder en ce monde-ci une récompense pour des bonnes actions qu'ils auront accomplies; enfin, D... attendra jusqu'à ce qu'ils donnent naissance à des Justes qui, eux, loueront le Nom divin.

Ainsi, le Maître du monde envoie leur rétribution à ces pécheurs dans le monde d'ici-bas afin que, dans le monde futur, ils puissent recevoir leur punition dans son intégralité.

Et nos Tossaphistes de poursuivre et d'expliquer que, grâce à cet éclaircissement, on peut désormais mieux comprendre la teneur d'un passage du Traité talmudique Kiddoushin (p. 39/b), qui dit que celui qui a de nombreux mérites mais également quelques fautes à son actif est payé pour ses fautes dans ce monde-ci, afin que dès son arrivée dans le monde futur, il soit blanchi de tout péché.


En résumé, la thèse des Tossaphistes repose sur un point essentiel ; lorsque nos textes liturgiques parlent de "Livre de la vie" ou de la mort, il ne s'agît en aucun cas de vie et de mort dans notre monde d'ici-bas, mais de vie et de mort dans le monde futur, qui est le monde essentiel de la récompense et de la punition.

Selon les Tossaphistes, il est donc inutile de chercher dans ce monde une quelconque justification dans les décisions de l'Eternel à l'égard de Ses créatures : Ses critères nous dépassent complètement. Car ici, dans notre univers, la relation entre crime et châtiment ne peut être perçue que dans un contexte paradoxal qui consiste à libérer l'homme juste de ses péchés afin qu'il puisse pénétrer dans le monde futur dans la plus parfaite pureté. De même, l'Eternel permet à l'homme méchant de jouir pleinement de ce monde-ci afin de "rétribuer" les quelques mérites qu'il possède, et ce, dans la perspective d'un châtiment particulièrement sévère dans le monde futur.



Rabbi Moshe Haïm Luzzato - surnommé le Ramh'al et auteur du célèbre ouvrage moral "Messilat Yesharirn" (Le Sentier de la rectitude), explique dans un autre de ses livres "Derekh Hashem" (La voie de D…) - que notre univers est divisé en deux sphères :

  • le monde de l'effort, du travail et des commandements divins (mitsvot) et, d'autre part,
  • le monde de la récompense et du bonheur.

De manière générale, notre monde est celui de l'effort, du travail personnel, tandis que le monde futur est celui d'une jouissance spirituelle et éternelle sans égal.

Et c'est pourquoi c'est dans le monde futur qu'il faut chercher la véritable sanction à nos fautes commises dans ce monde-ci.

Toute punition dans ce monde-ci ne saurait que sanctionner l'aspect mineur de la personnalité humaine.



Dans son livre "Orot ha-Teshouva" (Les lumières de la repentence, chap. XI, alinéa 6), le Rav Kook rappelle la position des kabbalistes qui, dans une perspective ésotérique, estiment que toute bonne action de l'homme méchant renforcerait la méchanceté et l'impureté foncière du monde. Et bien que l'Eternel ne manque pas de le récompenser pour la plus infime des bonnes actions qu'il aurait commise, ceci serait considéré, disent les kabbalistes, comme la "part du mal".

Autrement dit puisqu'il s'agit là d'une personne foncièrement mauvaise, les quelques bonnes actions qu'elle accomplirait ne feraient que renforcer sa personnalité négative.

C'est pourquoi, s'il est exclu de ne pas la récompenser, il faut savoir qu'à un second niveau, toute récompense renforcerait le mal qui l'habite.

Et réciproquement lorsqu'il s'agit des Justes "Nous savons, dit le Rav Kook, que D... est particulièrement pointilleux quant au comportement de ceux qui lui sont chers. En punissant ces Sages immédiatement après qu'ils aient trébuché et failli, même momentanément à leur devoir, D... renforcerait, à travers leurs manquements, la lumière, la sainteté et le bien dans le monde".


D'une certaine manière, nous pouvons comprendre que l'on ne puisse pas mettre entre parenthèses une faute commise par un Juste. Lorsqu'elle est commise par une personne droite, la plus infime des fautes prend des dimensions immenses, du fait de l'attente que son entourage a de sa conduite.

Pourtant, chez un homme de bien, ces étincelles d'impureté qui parfois jaillissent, peuvent être vite repoussées grâce au repentir sincère de ce fauteur foncièrement inoffensif, se transformant alors en étincelles positives.

La position des Tossaphistes détaillée plus haut, explique également le principe célèbre et apparemment contradictoire du "Juste souffrant et du méchant heureux sur terre".


Mais Maïmonide n'est pas du tout de cet avis dans ses Lois sur la Teshouva (Hilkhot haTeshouva III, alinéa 2), il affirme que lorsque les fautes d'un homme dépassent ses mérites, il meurt sur le champ !

De même, une ville dont les péchés dépasseraient les mérites, serait aussitôt exterminée, comme ce fut le cas pour Sodome; enfin, il en serait de même pour le monde entier, lequel est susceptible d'être un jour totalement effacé si la débauche en arrive à dominer le bien, comme nous avons pu le constater à l'époque du Déluge.

Maïmonide fait donc bien mention d'une sentence immédiate dans notre monde, et semble donc ne pas s'intéresser à la relation établie par les Tossaphistes avec le monde futur.


Prenant, comme à son habitude, le contrepied des positions de Maïmonide, Rabbi Abraham Ben David de Posquières émet une objection contre cette interprétation et propose un commentaire original : selon lui, le Livre de la Vie se rapporte effectivement à notre monde d'ici-bas. Mais cela ne signifie toutefois point que l'homme méchant périsse immédiatement : car, explique-t-il, ne voyons-nous pas des méchants continuer de vivre même après avoir commis devant nous une faute grave? La punition du méchant intervient donc bel et bien dans notre monde dans la mesure où, toujours selon lui, sa vie se verrait raccourcie par l'Eternel.

En effet, dans le Traité talmudique Yebamot (p. 50/a), nos Sages nous révèlent que chaque être s'est vu crédité par D. . d'une certaine longévité sur terre.

Si cette personne a été méritante, elle a le droit de profiter de l'intégralité de ses jours. Sinon, elle verra sa vie sur terre raccourcie.

Dans ce calcul, intervient encore une donnée supplémentaire : si elle se repentit, on lui accorde à nouveau les journées perdues du fait de ses fautes antérieures, et si elle possède plusieurs mérites particuliers, on lui accordera, selon certains, une "prolongation" supplémentaire !


A Roch Hachana, D... procède au décompte précis des fautes et des mérites de chaque personne et de chaque collectivité : le Tribunal divin décide quelle sentence lui accorder, prolongement ou bien raccourcissement de la vie.


A ce propos, on rappelle que le premier homme, Adam, avait été créé pour être éternel, mais c'est en fautant dans le jardin d'Eden, qu'il s'est vu pénalisé par la mort, même au bout de plusieurs centaines d'années.


Toutefois, cette interprétation ne nous explique pas la position plutôt surprenante de Maïmonide : comment le Rambam peut-il avancer l'idée d'une rétribution immédiate des péchés alors que, visiblement, la réalité semble tout autre?!


L'un des célèbres commentateurs de Maïmonide, Rabbi Yossef Caro, auteur du Choulkhan Aroukh, nous fait remarquer que le Rambam a lui-même proposé une réponse à cette grave question : n'affirme-t-il pas que les mérites et les fautes ne sont pas mesurés par rapport à leur quantité, mais plutôt par rapport à leur gravité, et selon des critères divins ?


Ainsi, certains mérites pourraient peser dans la balance autant que de nombreux péchés et inversement. Les sens et l'intelligence octroyés par D... à l'être humain ne peuvent lui permettre de connaître la valeur de chaque faute et de chaque mérite, car il s'agit là du domaine réservé de l'Eternel "Lui seul sait comment estimer les mérites en face des fautes", dit Maïmonide.


Dans le premier chapitre de son livre, le prophète Isaïe invective les Juifs de sa génération, et leur déclare au nom de D…: Qu'ai-Je besoin de vos multiples sacrifices; qui vous a demandé de venir voir Ma face et de fouler Mon sanctuaire ? Je ne peux supporter voss invocations et vos prières".

Ici, D... s'adresse donc de manière violente à des Juifs qui semblent apparemment compter parmi les plus respectueux : n'offrent-ils pas sacrifices et prières ferventes, et ne montent-ils pas à Jérusalem pour y péleriner?

Comment D... peut-Il donc les rejeter de la sorte ?

La réponse se trouve dans la suite immédiate des paroles d'Isaïe : "Car vos mains sont pleines de sang".

Les fautes entre l'homme et son prochain sont considérées par D... comme plus graves que la multitude de ses mérites.


Ainsi, dans le Traité talmudique Kiddoushin (p 40/a), est-il écrit "Il existe un 'bon tzadik'" et par ailleurs on trouve aussi cette citation "Malheur au 'mauvais méchant' !". Et nos Sages de s'exclamer : est-il possible qu'il existe un tzadik qui soit "bon" et un autre qui ne le soit pas?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la réponse est positive !

Un Juste qui est bon l'est aussi bien face au Ciel, qu'avec les créatures ; et un Juste qui n'est pas considéré comme bon est celui qui demeure en règle face au Ciel, mais qui ne l'est pas avec les créatures humaines, et dans le même ordre d'idées quant au mauvais méchant.


Cet exemple peut donc nous permettre de mieux nuancer nos estimations sur celui qui serait "juste" et celui qui ne le serait pas. Evidemment, nous sommes appelés, toujours selon Maïmonide, à une sorte de grande responsabilité humaine vis-à-vis de tous les actes que nous commettons : en effet, il nous est impossible de connaître objectivement ce qui dans la Torah est important relativement aux circonstances, et ce qui l'est moins. Nul ne peut savoir comment notre comportement est jugé au ciel : il nous faut donc être d'une absolue pureté pour nous présenter devant l'Eternel au cours de ces terribles journées. Et si, par malheur, il nous arrive de trébucher sur telle ou telle faute, nous ne devons jamais oublier qu'il sera alors grand temps de nous repentir.

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